Il y a des choses auxquelles je ne peux pas résister. Peut-être que je ne devrais pas succomber à la tentation, mais est-ce que c'est vraiment si terrible, finalement ? Ca n'est pas vraiment un mal, que de craquer pour les sucreries, n'est-ce pas ? Il y a des vices pires que celui-là, des choses qui ont des effets bien plus terribles que quelques caries. Et puis, il ne faut pas se méfier de tout le monde, non plus. D'accord, toutes les rencontres ne sont pas forcément heureuses, et tout le monde n'est pas forcément bien intentionné, mais j'ai toujours pensé qu'il y avait du bon dans chacun de nous, et je tente de garder ça en tête. Parce que perdre cette idée-là, c'est voir le monde avec un regard si sombre, si triste... je ne veux pas de ça. Je veux garder espoir, dans la nature humaine, dans le futur, dans la vie, tout simplement. Et cette foi en l'homme, j'y croyais encore dur comme fer, ce jour-là, même si j'ai déjà eu maintes occasions pour en douter. Ne serait-ce qu'à cause de mon don, et des répercussions qu'il peut y avoir sur mes relations avec les autres.

Etait-ce à cause de lui, justement, qu'on m'avait joué ce tour ? Je n'ai jamais eu d'explication, et à vrai dire, je n'ai pas demandé non plus. Je crois que j'ai peur de la réponse. Est-ce que c'était un pari ? Une manière de se mettre un peu de beurre dans les épinards sur mon dos ? Ou de la méchanceté gratuite ? Une vengeance ? Je n'en sais rien, et je ne saurais jamais maintenant. En tout cas, on m'y reprendra à accepter des bonbons de n'importe qui. Je ne me souviens même plus quelle est la personne qui avait eu cette idée-là. Tout ce que je sais, c'est que c'était après le déjeuner, par un après-midi ensoleillé, où je m'étais fait la réflexion saugrenue que l'escalope milanaise qu'on nous avait servie ne serait jamais aussi goûteuse que celle de mon oncle. Après tout, il est italien, lui. Et puis il a toujours été passionné par la cuisine, ce qui n'est peut-être pas le cas des cuisiniers de l'Académie, aussi aberrant que cela puisse être.

Bref, sur ces considérations hautement philosophiques, j'étais tranquillement en train de jouer dans le parc, un air que j'affectionne particulièrement. Et on était venu me proposer des bonbons, que j'avais acceptés avec plaisir et un grand sourire. J'avais même remercié chaleureusement la personne qui était venue me les offrir, dont je ne me souvenais même plus, sans savoir le moins du monde ce qui m'attendait.

Parce que ça, je n'avais aucun moyen d'y être préparée. L'amour, je ne savais pas vraiment ce que c'était. Pas comme ça, en tout cas. Je savais ce que c'était d'aimer ma famille, bien sûr. J'aimais les miens, tous, même si je ne m'entendais pas forcément avec tout le monde. C'était le propre d'une famille, n'est-ce pas ? Et je connaissais aussi les coups de foudre musicaux, que je chérissais d'ailleurs particulièrement. Qu'il s'agît de personnes proches ou de mes idoles, d'ailleurs. Mais l'amour avec un grand A, je n'avais jamais connu. Pas même les béguins d'adolescentes à vrai dire. Bien sûr, il y avait des garçons que je trouvais mignons, la question ne se posait pas. Mais j'étais sans doute un peu trop dans mon monde pour m'attacher réellement. Ou peut-être que je n'avais pas encore rencontré la bonne personne. Sans doute, même. La seule chose dont j'étais certaine concernant les choses de l'amour, c'était que sans être d'une jalousie maladive, je ne supporterais pas quelqu'un d'infidèle. La polygamie des ratons-laveur, ça n'était pas pour moi.

Alors c'était là sans doute une manière plutôt cocasse de découvrir les sensations qu'un sentiment amoureux pouvait provoquer. Une légère brise parcourait les jardins, pourtant j'avais chaud, et je cessais de jouer quand les effets commencèrent à se faire ressentir. C'était... étrange. Je posais une main sur mon ventre, l'autre tenant encore mon violon. Les fourmillements qui envahissaient tout mon corps me grisaient, bien que je fusse incapable de me l'expliquer. J'avais envie de chanter autant que de rire, et je me laissais aller à danser une valse, comme si j'avais pu avoir un cavalier avec moi, en fredonnant un air guilleret que j'avais dû entendre dans un dessin animé, bien des années auparavant. Et mon regard tomba... sur une fougère des jardins qui poussait tranquillement en bordure des bois.

Je tendis ma main libre pour en effleurer les feuilles, doucement, tendrement. Je ne me rendais pas vraiment compte de la gravité de la chose, ni des effets néfastes que l'amortensia pouvait avoir. Si j'avais été d'une nature plus jalouse – je l'étais un peu, de ma sœur, mais c'était peut-être l'exception qui confirmait la règle, et ça n'avait en tout état de cause chez moi rien de maladif – j'aurais sans doute regardé autour de moi pour m'assurer que personne ne posait les yeux sur elle, que personne ne l'approchait. J'aurais pu devenir violente, peut-être, si j'avais trouvé quelqu'un trop près d'elle. J'aurais pu... Je n'en sais rien, peut-être que j'aurais simplement pleuré toutes les larmes de mon corps pour cette trahison. A cet instant, tout ce que je savais, c'était que je voulais rester auprès d'elle. Je ne pouvais détacher mon regard d'elle, encore moins m'en éloigner d'un pas. A genoux auprès d'elle, je mourrais d'envie de la serrer dans mes bras, mais refusais de la sortir de terre au risque de lui ôter la vie, ce que je ne voulais pour rien au monde.

Combien de temps ce petit jeu dura-t-il ? Qui fut témoin de ma mésaventure ? Je n'en sais rien. J'espère simplement qu'ils se sont bien amusés, qu'ils n'ont pas fait ça pour rien. C'est peut-être pathétique, mais je me dis que quitte à avoir vécu ce moment pour le moins bizarre, c'était aussi bien que ça eût au moins faire rire quelqu'un. Je regrette simplement d'avoir connu mon premier émoi amoureux ainsi. Quand je suis revenue à moi, il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre ce qu'il venait de se passer, et je me promis de ne plus jamais me faire avoir ainsi. Pas sûre que j'aille facilement contre ma nature, mais je serai plus vigilante. Et un jour, peut-être, finirai-je par tomber réellement amoureuse de quelqu'un, et non d'une plante...